Association pour la Sauvegarde du Ramesseum

Interview de Christian Leblanc

Christian Leblanc et le Ramesseum : une longue histoire inscrite dans la pierre ...

Cl. Marie Grillot

Cl. Marie Grillot

Christian Leblanc, égyptologue de grand renom, spécialiste du Nouvel Empire, docteur d'État ès-Lettres et Sciences Humaines (spécialité égyptologie), diplômé d'Études Supérieures de l'École du Louvre, directeur de recherche émérite au CNRS, responsable de la Mission Archéologique Française de Thèbes-Ouest (MAFTO), dirige actuellement, en coopération avec le Conseil Suprême des Antiquités de l'Égypte et le Centre d'Étude et de Documentation sur l'Ancienne Égypte, les recherches et les travaux de restauration entrepris dans le temple et dans la tombe de Ramsès II, à Louqsor. 
Fondateur et président de l'Association pour la Sauvegarde du Ramesseum, il nous parle de ce temple, auquel il s'emploie à redonner vie tout en veillant à lui conserver "son charme romantique et son indéniable poésie".

Le Ramesseum et le temple d'Amenhotep II vus de montgolfière

Le Ramesseum et le temple d'Amenhotep II vus de montgolfière (cl. Tommaso Quirino) Christian Leblanc (cl. Marie Grillot)

“Égypte actualités” : Christian Leblanc, vous œuvrez en Égypte depuis quelques dizaines d'années (4 me semble-t-il) et depuis maintenant vingt-cinq ans, vous consacrez vos recherches à la tombe mais aussi au temple de millions d'années de Ramsès II à Thèbes, le Ramesseum. Ce temple, que Diodore de Sicile appelait le "tombeau d'Osymandias", qui deviendra le "Memnonium" de Strabon, et auquel Champollion donnera son nom actuel. Alors, pourquoi le Ramesseum ? 

Christian Leblanc : Ayant commencé, dans les années 70, à m'intéresser aux temples de millions d'années dans le cadre d'une première thèse de doctorat que dirigeait le professeur Paul Barguet, je n'en avais alors approché que l'aspect essentiellement religieux ou rituel. Il restait néanmoins toute une autre facette à explorer : celle de leur organisation administrative et économique qui devait nous permettre de mieux comprendre comment fonctionnaient ces grandes fondations royales et le rôle qu'elles tenaient au sein même du nome thébain. Le Ramesseum se prêtait à merveille à cette étude, car il s'agissait du seul monument de ce genre encore pourvu de ses dépendances en élévation. Bien évidemment, il y avait à reprendre aussi une recherche plus systématique sur le temple lui-même, car nos prédécesseurs n'y avaient fait que des fouilles très sporadiques ou, comme H. Carter et E. Baraize, des nettoyages pour libérer le monument de ses décombres et le protéger, à l'époque, des crues annuelles du Nil. Pour nous, il s'agissait en somme de retrouver la vocation religieuse de cet édifice à travers ses cultes et ses liturgies spécifiques, son clergé et ses fêtes, mais aussi sa vocation économique, sociale et culturelle, à partir de composantes intra-muros, voire extra-muros qu'il convenait d'identifier, d'étudier et d'associer à toute une hiérarchie de fonctionnaires qui administraient ce temple, au temps de Ramsès II et même après sa mort. En s'engageant dans cette passionnante enquête, il fallait cependant tenir compte aussi de l'état des lieux. Or, si Champollion a dit que le Ramesseum était sans doute le plus beau monument de Thèbes, son état d'abandon dans les années 80 nécessitait de prendre des mesures pour y mener une œuvre de restauration et de réhabilitation, d'autant plus que l'UNESCO venait juste, en 1979, d'inscrire les sites archéologiques de Thèbes sur la liste du patrimoine de l'humanité. Après avoir achevé nos travaux dans la Vallée des Reines, c'est donc vers le Ramesseum que se déplacèrent nos axes et nos programmes de recherche et ce, toujours dans le cadre d'un étroit partenariat scientifique et technique avec nos collègues égyptiens du CEDAE* (Conseil suprême des Antiquités). 

ÉA : En 1989, vous avez créé l' "Association pour la Sauvegarde du Ramesseum" (ASR), afin de sensibiliser l'opinion publique, et à travers elle vos adhérents, aux travaux qui doivent être menés sur les 10 hectares que couvrent le temple et ses dépendances. Cela signifie donc que la préservation des monuments pharaoniques n'est pas uniquement du ressort de l'Égypte ?

CL : Il fut un temps où l'on fouillait en Égypte, sans trop se soucier du contexte. Et c'est ainsi que des dizaines et des dizaines de sites archéologiques ont disparu en raison de la négligence d'archéologues ou d'aventuriers bien plus à l'affût de trésors ou de beaux objets que de la compréhension et de la préservation des ruines qu'ils exploraient. Désormais, des règles très strictes sont à respecter lors de l'attribution de concessions archéologiques. Si les autorités égyptiennes accordent toujours aujourd'hui la possibilité à des missions étrangères de pouvoir fouiller des sites, de les étudier et de relever leurs vestiges, ces missions ont en revanche un double devoir : celui de publier les résultats de leurs recherches et d'assurer la conservation, la restauration et la valorisation des concessions archéologiques dont elles ont pris la responsabilité. C'est là une façon rigoureuse de ne pas répéter les erreurs du passé, et il faut savoir, à ce propos, qu'une commission du Conseil Suprême des Antiquités peut se rendre sur des sites du patrimoine en cours d'exploration, pour vérifier si ces règles sont bien observées. Il est vrai que si nos institutions de tutelle finançaient jusqu'ici les recherches, aucun budget spécifique n'avait été réservé en revanche à la préservation des monuments, en particulier à l'étranger. C'est la raison qui a nécessité la naissance de structures adéquates, 

Cl. Marie Grillot

Cl. Marie Grillot

comme celles d'associations partenaires, pour prendre en charge ces expertises et ces travaux complémentaires et indispensables. Dans le cas du Ramesseum, c'est donc ce qui explique la création de l'ASR, dont les buts sont précisément de répondre à ces obligations : aider à l'exploration du site certes, mais surtout contribuer à sa conservation, à sa restauration et à sa réhabilitation. En prolongement de ces actions, l'ASR publie également un bulletin annuel (les Memnonia) qui permet de livrer à ses adhérents, mais aussi au monde universitaire et scientifique, les résultats des recherches et des différents travaux conduits sur tout l'espace du temenos.

En bas, à droite : Le colosse de Touy retrouve sa place dans la première cour

En bas, à droite : Le colosse de Touy retrouve sa place dans la première cour (cl. François Gourdon) Autres photos (cl. Marie Grillot)

ÉA : Les fonds de l'ASR proviennent principalement des cotisations de vos 500 adhérents ainsi que de dons de généreux mécènes. Vous donnez également des conférences qui attirent un public enthousiaste (650 personnes à Béziers en mars) et vous organisez chaque année deux "voyages" 'in situ’ sur la West Bank de Louqsor : est-ce suffisant pour mener les actions disons "basiques" de sauvegarde ?

CL : Jusqu'à présent, je dois reconnaître que notre association se porte plutôt bien. On doit cette situation à la fidélité de nos membres, à leur fervente motivation pour la sauvegarde du patrimoine, à leur passion pour l'égyptologie, et sans doute aussi à leur amour de l'Égypte. Toutes les prestations proposées par l'ASR ne font que resserrer ces liens. Elles permettent ainsi à nos adhérents de pouvoir être informés sur les recherches en cours, et de venir sur place pour évaluer comment avancent les programmes. L'association est également soutenue par quelques mécènes, dont les dons permettent de cibler des opérations. Le Musée du Vin de Paris, par exemple, nous aide à financer les travaux de conservation des magasins et celliers du temple construits en brique crue, un matériau particulièrement fragile et qui peut avoir à souffrir des intempéries comme les pluies torrentielles qui s'abattent parfois sur la région. Des donateurs privés prennent en charge certaines interventions ponctuelles, comme Madame Brigitte Guichard, pour le remontage du colosse de Touy, mère de Ramsès II, ou encore pour la restauration en cours du palais royal. Des sociétés comme Vinci Construction et Colas Rail apportent aussi leur contribution à des opérations de génie civil et à la réhabilitation de certains espaces. Paribas-BNP, de son côté, a grandement participé à la mise en place d'une signalétique trilingue et illustrée dans les divers secteurs du temple, afin d'informer les visiteurs. Enfin, la National Société Générale Bank (aujourd'hui Qatar National Bank-Al Ahli du Caire) a généreusement permis d'éditer une collection de miniguides bilingues destinés aux enfants des écoles pour les inciter à découvrir leur patrimoine... Une collection qui comporte à ce jour une quinzaine de titres, auxquels s'en ajoutent régulièrement d'autres chaque année. En somme, les actions menées grâce à l'ASR sont très tangibles sur le terrain et permettent même d'aider économiquement la population locale, car plus ou moins 200 ouvriers et techniciens égyptiens sont recrutés sur place pendant les campagnes qui s'étendent sur deux à trois mois.

ÉA : Et en ce qui concerne les actions de "réhabilitation" ou de "restauration" : comment déterminez-vous les priorités sur les actions à mener sur le site ? S'intéresser à la voie processionnelle, ou bien remonter le colosse de Ramsès ou encore celui de Touy, tout cela doit être extrêmement passionnant, comment maîtrise-t-on son impatience ?

Cl. Marie Grillot

Cl. Marie Grillot

CL : En raison de l'étendue du site et en tenant compte du fait que le projet concerne une exploration systématique, il a fallu déjà établir des programmes quadriennaux répondant aux financements que pouvaient proposer nos institutions, et les répartir entre les différents spécialistes français et égyptiens amenés à travailler sur le chantier. C'est ainsi que les actions se sont d'abord portées sur le temple proprement dit, afin de retrouver son plan en grande partie effacé par les démantèlements des époques ptolémaïque et romaine. Il fallut notamment procéder à une fouille de la zone des sanctuaires et des bas-côtés sud et nord. Aujourd'hui ce plan a été retrouvé et permet de guider les restaurateurs pour retracer les espaces disparus en élévation et leur restituer une lecture homogène. Peu à peu, c'est aussi tout le secteur sud des dépendances qui a été exploré, étudié, restauré et valorisé. Ce travail a été récompensé par la découverte et l'identification des cuisines, boulangeries et économats, des ateliers, de l'école, et des bureaux de l'administration du temple. Dans la première cour, il s'agissait de comprendre un immense désordre causé par la destruction de deux énormes colosses dont des centaines de fragments jonchaient le sol. Là encore il fallut identifier et enregistrer les morceaux, puis rechercher les causes de ces destructions, et enfin remonter ce qui pouvait l'être.

C'est ainsi que le colosse de Touy, bien qu'incomplet, a retrouvé sa place et que nous travaillons aujourd'hui à la conservation de celui de Ramsès II, dont le piédestal a été déjà restructuré et restauré. Si les travaux de Baraize en 1903/1906 avaient eu l'avantage de préserver le Ramesseum lors des crues, le cavalier de déblais qu'il avait érigé tout autour du temple avait malencontreusement recouvert des aménagements antiques et jusque-là insoupçonnés : des voies processionnelles uniques dont celle du nord était scandée de majestueuses statues d'Anubis, comme le suggère la restitution de l'une d'elles que l'on peut voir aujourd'hui sur le site. Toutes ces opérations se font au gré des missions, selon un enchaînement des tâches que l'on doit impérativement respecter : d'abord fouille, puis étude et relevés, enfin restauration et valorisation. La patience est donc la règle d'or en archéologie. Ensuite, sagesse et sensibilité en sont deux autres, lorsqu'il s'agit de réhabiliter les espaces fouillés. Restaurer sans altérer l'esprit du monument, telle est la philosophie qui a été adoptée au Ramesseum. 

Reconstitution d'un chacal à l'image d'Anubis. Voie processionnelle nord

Reconstitution d'un chacal à l'image d'Anubis. Voie processionnelle nord (cl. Christian Leblanc)

ÉA : Chaque mission est source de découvertes... Lors de la dernière saison, des statuettes funéraires de Karomama ont été mises au jour... les sables n'en finissent pas de livrer leurs secrets... comment accueille-t-on de telles découvertes ? 

CL : Comme la plupart des sites archéologiques en Égypte, le Ramesseum, est dépositaire d'une très longue histoire. Car avant même qu'il n'existe, se trouvait à son emplacement des vestiges bien plus anciens, remontant pour certains jusqu'au Moyen Empire... Et après sa désaffectation (vers l'an 1000 avant notre ère), le site connut une autre vocation puisqu'on sait qu'à partir de la Troisième Période Intermédiaire, le temple et ses dépendances furent réquisitionnés et convertis en une vaste nécropole réservée au clergé d'Amon de Karnak. Tout cela pour dire qu'en étudiant le Ramesseum, on est obligatoirement confronté à d'autres époques et que celles-ci, plus anciennes ou plus récentes, ne doivent pas être délaissées ou minimisées, car non seulement elles nous dévoilent ce qu'ont été les avatars de ce grand monument au fil du temps, mais encore enrichissent, d'une manière parfois substantielle, l'histoire plus générale de la légendaire "Thèbes aux Cent Portes". Sathorkhenem, une arrière petite-fille d'Osorkon Ier avait eu sa sépulture au Ramesseum, comme un certain Khaemouaset, un fils méconnu de Iouwelot, premier pontife d'Amon à la XXIIe dynastie. Plus récemment, c'est la tombe de Karomama, célèbre divine adoratrice du dieu que les fouilles ont révélée dans l'enceinte du petit temple de Touy. Connue notamment par une superbe statuette en bronze damasquiné d'or et d'argent que Champollion avait acquise en Égypte, cette mystérieuse prêtresse qui avait rang de reine a encore beaucoup à nous apprendre, notamment sur ses liens de parenté. Espérons que la reprise des fouilles cet automne, nous éclairera au moins sur ce point et sur bien d'autres évidemment... 

Cl. Marie Grillot

Cl. Marie Grillot

ÉA : Christian Leblanc, le travail que vous menez au Ramesseum force le respect. Vous qui, sur ce chantier, succédez à Lepsius, Quibell, Petrie, Carter, quel est votre souhait le plus intime pour ce monument ? 

CL : Site emblématique par son histoire, par son charme romantique et son indéniable poésie, le Ramesseum mérite une réhabilitation qui ne peut s'inscrire que dans la durée. Ramsès, il est vrai, n'avait mis qu'une vingtaine d'années pour le construire, mais il disposait certainement de milliers d'ouvriers et d'artisans qui travaillaient en permanence sur le chantier. Les archéologues n'ont hélas pas les mêmes moyens à leur disposition. Mais leur but n'est pas le même non plus. Trois mille ans nous séparent de cette glorieuse époque... C'est tout un puzzle qu'il nous faut tenter de reconstituer, sans perdre de vue que l'histoire de l'antiquité est une histoire fragile, dans le dédale de laquelle le chercheur ne peut avancer qu'à petits pas.
Depuis notre première mission, vingt-cinq années se sont écoulées, et si une bonne moitié de l'édifice a pu être fouillée, restaurée et valorisée, il en reste encore une autre moitié à traiter et qui devra faire l'objet des mêmes mesures et des mêmes soins. En somme, face à une entreprise aussi gigantesque, il faut savoir rester humble et se résoudre au fait que la vie d'un homme ne suffit pas ! Aujourd'hui, je suis en train de réhabiliter le palais royal attenant à la première cour du temple, et quelques autres missions me seront encore nécessaires pour compléter certains travaux et assurer la relève. "Seul l'enthousiasme est la vraie vie" disait Champollion. J'ose espérer que ceux qui viendront à me succéder sauront partager cet adage du grand maître, et suivre la voie qui leur aura été tracée. 

Propos recueillis par Marie Grillot, pour “Égypte actualités” 

* CEDAE = Centre d'Étude et de Documentation sur l'Ancienne Égypte : organe du Ministère égyptien des Antiquités.

 

Entrevue filmée de Christian Leblanc dans son bureau de Malqatta

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